« Homo sum ; humani nihil a me alienum puto » (1), entretien avec Matthias Langhoff réalisé par Cécile Gachet

Publié le par petitcâstle

Cette citation du poète latin Térence est peut-être la manière la plus efficace d’introduire une interview de Matthias Langhoff. Car que dire de l’homme sans prêter le flanc à la critique ? Si tout lecteur est en droit d’attendre ici une biographie succincte du metteur en scène, tout metteur en scène peut espérer, bien au contraire, ne pas pouvoir être résumé par sa page Wikipédia… Ainsi, mieux vaut renoncer à relater tous les faits et gestes de Matthias Langhoff, depuis sa naissance en 1941 à Zurich à son parrainage de la vingt-quatrième édition du festival Théâtre en Mai en 2013 à Dijon, tâche à laquelle un court paratexte ne suffirait d’ailleurs pas. Les éléments biographiques nécessaires à la compréhension de cette interview viendront naturellement au fil des questions ; quant au reste…

« Ce que j’ai fait ou que je n’ai pas fait dans ma vie, ce n’est pas intéressant, j’ai agi comme tout le monde, en faisant parfois les choses et parfois non », déclarait le metteur en scène à la rencontre 12h - Scènes d’ailleurs sur la Russie dans le cadre de ce festival Théâtre en Mai, coupant définitivement court à toute velléité biographique.

Dans ce cas, que reste-t-il à dire du personnage ? Peut-être son caractère entier, franc, surprenant au premier abord ; sa manière de présenter les choses par anecdote, de ne jamais couper le texte théâtral, mais de toujours en rajouter ; sa volonté de comprendre en profondeur les problèmes du monde actuel ; sa capacité à répondre aux questions par les chemins tortueux qui s’avèrent justes ; son accent allemand et son choix particulier des mots, qui vous forcent à réfléchir à la valeur réelle du signifié ; la grande poésie de ses mises en scène, qui traitent pourtant d’un quotidien... Après, à vous de vous faire votre idée d’après la reconstitution qui suit…

 

 

Lors de la conversation avec le public animée par Olivier Neveux, vous avez mentionné votre fascination initiale pour Brecht, avant un revirement progressif vers un autre théâtre « plus moderne », tel que le concevait votre père (2). Pour vous, qu'est-ce-qu'une pièce de théâtre moderne ?

Matthias Langhoff : Dans la première moitié du XXème siècle, en Allemagne et en Russie, un certain nombre de dramaturges se sont essayés à réformer le théâtre dans la forme. C'est ce théâtre que l'on appelle habituellement le « théâtre moderne », par opposition au « théâtre classique ». Brecht, avec l'avènement du théâtre épique (« episches Theater »), a donc créé un théâtre que l'on pourrait qualifier formellement de moderne, et qui, lors de mes débuts, fascinait beaucoup de jeunes metteurs en scène. Mais le fondement du théâtre est finalement un regard particulier sur le monde et sur les êtres humains. Dans cette optique, le théâtre de mon père, qui provenait certes d'un répertoire à la forme plus classique, était plus moderne, plus universel que celui de Brecht.

 

Lors de vos spectacles, on constate une certaine importance de la musique, sans négligence de la parole ni du jeu des acteurs. Définiriez-vous votre théâtre comme un théâtre de la parole, ou préférez-vous mettre l'accent sur d'autres formes d'expression sur scène ?

M. L. : Le théâtre, c'est un mélange d'un peu tout, qui est fait par des êtres physiques donc qui doit avoir un corps lui étant propre. Ainsi, il peut utiliser le langage, pourvu que les mots prononcés fassent sens physiquement. Le théâtre est dit, et non lu ; il consiste donc en une métamorphose particulière de la langue, par tout ce qui l'accompagne dans un spectacle, que ce soit la scénographie, le jeu des acteurs, ou la musique. En effet, la musique est nécessaire au théâtre, et je ne dis pas cela juste parce que j'aime la musique. Mais, dans Œdipe tyran par exemple, il y a un chœur. Or chez les Grecs, le chœur chantait sa plainte aux dieux. Nous n'avons, certes, pas retrouvé de traces suffisantes de la musique grecque pour la reconstituer, mais on sait qu'elle était très présente dans les pièces de théâtre. De même, à Saratov, la musique est très présente, comme pour ces chants accompagnés à la guitare que l'on entend dans la rue, utilisés dans le spectacle. C'est pourquoi il m'a paru nécessaire de laisser à la musique, dans ce spectacle, la place qui lui est dûe.

 

Au sujet de votre spectacle Œdipe tyran, vous affirmez que, si vous l'avez monté dans différentes langues avec des acteurs de nationalités différentes, c'était pour mieux comprendre leur vie et leurs problèmes. Ainsi, le but d'un metteur en scène est-il, selon vous, d'amener le spectateur à une compréhension plus globale du monde ? Et pourquoi avoir choisi cette tragédie de Sophocle, et pas une autre pièce ?

M. L. : Chacun a des centres d'intérêts différents, c'est pourquoi chaque metteur en scène se sent plus ou moins proche des différentes pièces qu'il a la possibilité de monter. Ainsi, certains trouveront l'Œdipe particulièrement parlant sur le monde actuel tel qu'ils le voient, d'autres préféreront passer par d'autres pièces pour transmettre leur message. De plus, cette volonté de comprendre le monde et les êtres humains n'est pas propre aux metteurs en scène ; elle est au contraire profondément humaine, et si ces derniers cherchent à amener le spectateur à une compréhension plus juste du monde par le théâtre, c'est que leur humanité les pousse à s'intéresser à leurs semblables. Leur particularité est juste qu'ils utilisent le théâtre comme vecteur de leur regard sur le monde. C'est d'ailleurs en cela que le théâtre est bien moins culturel qu'on le croit, et qu'on fait toujours « politiquement du théâtre ».

 

Vous avez déploré, lors de la conversation avec le public récemment animée par Olivier Neveux, cet apparent désintérêt du public en France pour ce spectacle, qui avait pourtant rempli les salles à Saratov. Comment l'expliqueriez-vous ?

M. L. : Le fait est que la société française est une société sans questions, contrairement à la population de Saratov par exemple. Une grenouille que l'on plonge dans l'eau bouillante saute en dehors de la casserole par réflexe pour ne pas être ébouillantée, mais une grenouille qu'on met dans de l'eau tiède, qu'on chauffe progressivement, finira ébouillantée car elle se sera progressivement habituée à la chaleur... De plus, pour que le théâtre « fonctionne », il faut avant tout que les gens prennent du plaisir à aller voir la pièce ; c'est comme au cinéma, où on aime les films de guerre, ou pas, les films d'amour, ou pas.

 

Dans votre spectacle Œdipe tyran dans sa version russe, on entend, à plusieurs reprises un bruit de mouches. Peut-on y voir un rapport avec la tragédie de Sartre, Les Mouches ?

M. L. : Oui, mais indirectement. À la base, si le bruit des mouches oppresse toute la ville, c'est que Thèbes est confrontée à une épidémie de peste : le visage des enfants est pâle, les cadavres s'amoncellent dans la fosse commune. Mais on peut aussi, au second degré, penser que les mouches sont attirées par les « maladies » d'ordre politique, social, voire moral qui divisent les Thébains. En cela, on peut construire un parallèle entre ces mouches et la pièce de Sartre.

 

De même, votre scénographie nous montre un ventilateur, encastré dans le mur, juste au-dessus de la salle de classe mobile des enfants. Ce ventilateur répond-il aussi à un souci de réalisme, ou le voyez-vous plutôt comme un symbole ?

M. L. : Bien que Saratov ait plus d'un million d'habitants, c'est déjà la Russie à part entière, contrairement à Moscou. Ainsi, près de l'école des enfants qui jouent dans le spectacle, il y a, dans la rue, une sorte de ventilateur. À cause des problèmes d'arrivée d'électricité, il ne marche qu'une fois sur deux, comme dans le spectacle.

 

Pourquoi, à la fin du spectacle, un enfant scrute-t-il le public pendant que les autres jouent dans le palais ?

M. L. : Le rôle central des enfants dans le spectacle tient au fait que Thèbes est, au début comme à la fin de la pièce, gangrenée par la peste. En effet, si, à la découverte du double crime d'Œdipe, ce dernier et Jocaste s'efforcent de régler leurs propres vies en conséquence, que ce soit par l'aveuglement et l'exil ou par le suicide, ils ne pensent en aucun cas à l'avenir possible des « enfants de Cadmos ». Le réel problème qui se pose dans cette pièce n'est pas celui d'Oedipe, mais celui des enfants, qui devront continuer à vivre dans un monde de décombres et de regrets. De plus, il y a une certaine ambivalence du rôle des enfants, puisque, même s'ils sont sur scène et qu'ils jouent par moments, ils sont aussi les spectateurs de l'action, comme s'ils agissaient par leur regard questionnant. C'est pourquoi, à la fin du spectacle, un enfant regarde le public : il est lui-même, d'une certaine manière, spectateur.

 

Propos recueillis le 22 mai 2013, à Dijon, par Cécile Gachet, Lycéenne reporter, élève en 1ère S.

 

1 : « Je suis un homme, et rien de ce qui est humain, je crois, ne m’est étranger », Térence, L'Héautontimorouménos.

2 : Wolfgang Langhoff, metteur en scène est-berlinois au « Deutsches Theater » a monté, entre autres,Faust,de Goethe, Don Carlos, de Schiller, Le Roi Lear, de Shakespeare et Minna von Barnhelm, de Lessing. Ces pièces sont certes de forme classique, mais elles offrent, à travers des visions du monde variées (Goethe et Schiller pourraient être qualifiés de préromantiques, Shakespeare est un dramaturge de la Renaissance anglaise, et Lessing s’inscrit clairement dans le siècle des Lumières), une large palette d’humanité.

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